Conte FLaQuiste Vols Captifs par DucK KcuD

4. Ômen

        Rascar rêve : Il chevauche une abeille géante. Non mécanique, cette abeille est soyeuse et chaude et le son de ses ailes est délicieusement musical. De ses pattes pend une longue chaîne en cuivre. En frôlant une ligne de haute tension, il voit des éclairs fantasmagoriques jaillissant autour de la chaîne que l’abeille a laissé tomber. Puis, il aperçoit Ïkô qui gambade dans un champ tout orangé par la lumière d’un coucher de soleil. L’abeille attrape la belle et se transforme en hélicoptère dans lequel les amoureux s’étreignent follement. Et Rascar se réveille au bruit de deux enfants qui jouent à grimper sur une table à pique-nique. Il est couché dans un vieux Wesfalia bleu que lui a prêté son ami Mec-Fly. Le véhicule est stationné dans une halte routière, son delta ficelé sur le toit et dépassant à chaque bout.

        Quel beau rêve ! Se dit-il. Elle a dû le capter et il espère qu’elle a compris, autant que lui, ce qu’il augure. Le pilote a changé son type de cabotage aérien pour la route de bitume. De nuit, il roule et rumine son incurable ennui d’Ïkô. Il a déjà connu le sevrage du vol et a su le maîtriser. Il essaie d’appliquer cette expérience à la situation actuelle. Cela aide mais la sagesse lui manque un peu. Avant d’entreprendre quoique ce soit d’intempestif, il préfère consulter son frère Elvis. Au fait, ce dernier n’est pas mort du tout comme certains le croient. Pour échapper au régime du Téraciel, il avait simulé un accident de parapente. C’est même lui qui a pu, par la suite, maîtriser le monstre informatique. Dire qu’ils ne sont même pas au courant. Il devine déjà la réaction de son frère qui dédaignera s’immiscer dans les affaires de Drev. Mais il aura certainement quelques bons conseils.

        Se reposant de jour dans les haltes, Rascar bouffe tranquillement des kilomètres en montant au nord le long des Rocheuses. Son dernier rêve lui a donné de l’espoir. Dans sa tête, une pensée lui revient constamment : « Tu ne décides vraiment que le début d’un vol ». Il en va de même avec son aventure amoureuse. L’atterrissage d'amour s’est présenté aussi brusquement qu’avec l’anti-bulle. Mais ce n’est pas dit qu’il ne trouvera pas un perchoir et le Vent pour redécoller. Il faut préparer ce moment et ne pas y arriver tout croche. Il faudra saisir l’occasion avec les bons outils. Encore chanceux d’en sortir intact mais encore plus d’avoir eu le privilège de tant d’intensité. Faut honorer cette expérience plutôt que sombrer dans un piège absurde. Du moins essaie-t-il de philosopher et de mettre des mots sur ce qui lui arrive. Il aime aussi voyager et le décor fabuleux le comble. Il approche de son but au Yukon, près de la frontière de l’Alaska.

        Il a quitté la grande route et s’insinue dans l’arrière-pays. C’est le grand blanc, c’est-à-dire qu’il neige à n’y rien voir. Arrivant près d’un long lac, une congère de neige immobilise son véhicule. Il est encore à une dizaine de kilomètres du lieu de rendez-vous. Il se trouve en dehors des services de téléphone cellulaire. Sa situation n’est pas inquiétante car il a tout ce qu’il faut à bord pour ses besoins. De plus, il réussit à prendre contact par radio-amateur avec son frère qui l’attend. Il est convenu que Sivle, le petit-enfant d’Elvis, viendra le chercher demain matin quand la tempête de neige sera terminée. Rascar se hâte de s’endormir pour son rendez-vous onirique. Un silence ouaté est témoin de ses prodigieux rêves.

        Au matin, Rascar se réveille radieux comme la luminosité qui éclate sur un paysage désert, blanc, immaculé, grandiose. Le soleil grimpe à travers des pics agressifs qui surplombent le lac gelé. Il déjeune, prépare un havresac et fixe l’horizon du lac à travers ses verres fumés. Un point foncé grandit graduellement et s’approche en silence. Ce n’est pas une motoneige bien que cela approche aussi vite. Rascar a chaussé ses skis et est descendu sur la glace à sa rencontre. Arrive au loin sur skis, Sivle, avec à son plexus une corde plongeant dans le ciel. Très haut, un cerf-volant transparent est téléguidé par des influx captés dans le casque de celui-ci. L’enfant cabriole comme un poisson-volant, passant presque autant de temps en l’air que sur la neige. Surgit soudainement, entre les deux skieurs, un grizzly qui s’approche dangereusement de Rascar. Rascar réalise qu’il n’a que son casque et son couteau de poche pour se défendre. Mais Sivle fonce sur l’ours qui vient de l’apercevoir. La bête cherche à l’attaquer. Mais Sivle passe par-dessus, revient, taquine avec adresse et attire l’ours au loin. L’animal court après lui et sera bientôt assez crevé pour qu’on n’ait plus à s’en soucier. L’enfant revient rejoindre Rascar. On s’accolade et rigole bien de la façon de déjouer nounours. Le grand-oncle de cet enfant de douze ans ne tarit pas de remerciements. Sivle sort un autre cerf-volant semblable de son sac à dos et les voilà partis, dans un Vent suave, pour une majestueuse glisse. Flottant sur la poudreuse fraîche, ils gagnent le camp de base d’Ômen de l’autre côté du lac. Sivle guide l’accostage car il faut contourner une plaque d’eau libre près du bord.

        ' Dancing in the wind ' par Alice

Ômen est le nom d’un grand cerf-volant à caissons, comme un parapente, qu’a conçu Elvis Capac. Il mesure presque mille mètres carrés. Il est amarré ici à un socle spécial qui a l’air d’un quartz géant courbe. Il vole à une altitude d’environ trois kilomètres dans le ciel. Ômen vole ainsi depuis plus d’un an, sans toucher terre avec Elvis qui a aménagé dans une nacelle suspendue tout en haut. C’est un exploit gardé secret par le concepteur. Sivle a sauté de la nacelle, ce matin, avec son petit cerf-volant servant de parachute. Et maintenant pour monter rejoindre Elvis, rien de mieux en ce temps favorable que de fixer ce même petit cerf-volant à une poulie qui glisse sur l’amarre d’Ômen. Rascar suit et ils montent progressivement sans grande manœuvre à faire. Facile, c’est un peu comme dans une immense pompe. Le lac tombe, les montagnes tombent. Jubilant ! On commence à distinguer l’allure de parapente géant qu’est la destination avec un espèce de vieux « camper » en aluminium, du genre « mobile-home » sans roue ni châssis pour nacelle. Un peu de frein et voici le marchepied qui accueille les deux braves. On est accueilli dans la joie exubérante. C’est une retrouvaille extraordinaire. Et on ne sait plus par quoi commencer tant il y a à se raconter. Rangeons les bottes et anoraks dans un coin à sécher et entrevoyons donc une bouffe et le confort de s’attabler pour s’écouter mutuellement. Tous les murs de l’habitacle sont remplis de formidables dessins d’enfants. Rascar remarque justement un croquis qui date du voyage en Himalaya où les deux frères avaient trouvé Sivle dans un monastère. Y sont dessinés les deux parapentistes avec un enfant accroché dans le dos de l’un d’eux. Déjà une surprise vient secouer Rascar. Les longs cheveux ébouriffés sur la tête de Sivle révèlent, ô incroyable mystère, une belle grande fille, une adolescente ravissante avec le sourire d’une déesse. « Mais, mais, craquète Rascar, je… je croyais qu’il.. elle Si… Sivle était une… un garçon. » Effectivement, on croyait cela quand on l’a ramenée d’un monastère tibétain. Mais ce n’était pas le cas. On s’est aperçu plus tard que Sivle n’est pas le fils mais la fille de XiX. Rascar, depuis lors parti en multiples voyages et cabotages, vient de s’en rendre compte. S’il a beaucoup à raconter, il a le bec cloué et va écouter un peu mieux ce qui se trame dans Ômen. Sa petite-nièce, au cran de Capac, qui a mis un ours en déroute, ne s’en préoccupe pas car elle est déjà affairée à scruter les écrans du poste de pilotage.

        Sivle a ceinturé ses cheveux avec un bandeau semblable à celui de son grand-père. Pas besoin des manettes, des claviers ou du volant situé au poste de pilotage pour conduire Ômen. Ces bandeaux recueillent les ordres mentaux qui sont transmis à l’ordinateur de bord. Quelques écrans affichent les données de vol mais aussi les transmettent aux bandeaux. Bien qu’il y ait un autopilote, les pilotes sont toujours branchés de cette façon aisée. On assure Rascar qu’il pourra s’y entraîner. Ce n’est pas si difficile. Il s’informe des stratégies de manœuvres. Actuellement, l’appareil se tient au zénith, la position de base la plus aisée, face au Vent. C’est généralement ainsi que l’on se maintient. En plus de capteurs solaires, une éolienne fixée à l’avant de la nacelle fournit amplement d’électricité pour le chauffage, l’éclairage, l’appareillage et les télécommunications. Pour l’eau, on plonge dans les nuages pour la cueillir. On a aussi un bon stock de denrées sèches pour la bouffe; mais aussi des pots de germination fixés à chaque fenêtre fournissent la fraîcheur vivante biologique et les vitamines. Voilà le principal pour la survie. Le grand-père enseigne à sa petite-fille très douée. Parfois, l’un quitte pour du ravitaillement, mais c’est ici que la vue est la plus belle.

        Le but d’Ômen n’est pas l’exploit aéronautique. Un tel appareil pourrait harnacher une grande quantité d’énergie. Le projet initial était de canaliser la foudre et de la conduire dans le lac puis de recueillir l’hydrogène sous la glace. Évidemment, le projet impliquait un cerf-volant inhabité. Cependant, ce projet sera plus réalisable si on le déplace, au sud, dans une région où il y a plus d’orages. Au fait, la visite de Rascar pourrait être de bon augure en ce sens. Une autre possibilité est de convertir la traction de l’appareil et de la transformer en électricité. La méthode traditionnelle de la génératrice exigerait des transmissions mécaniques assez lourdes et pas assez efficaces. Mais Elvis a développé un nouveau procédé appelé nanogénératrice. Cela a pris deux ans à le cultiver. Le socle d’arrimage d’Ômen, que Rascar a aperçu tout à l’heure au sol, a été cultivé atome par atome. Quand il est tordu, les électrons coulent dans sa structure et sont recueillis par des électrodes. Si cette énergie ne coulait pas, le socle fondrait. Quand Ômen change de position, le fléchissement infligé au socle pompe de l’énergie. Actuellement, il n’est relié à aucune ligne de consommation et alimente des radiateurs, comme ballast, situés dans le lac. C’est justement ce qui explique la zone dégelée du lac. Enfin, passablement prometteur serait tout simplement de remplacer la nacelle par une grande éolienne volante. On n’aurait plus besoin de tour et moindre serait la pollution sonore. L’actuelle expérience a pour but de développer le contrôle de ce formidable moyen de sustentation de façon fiable, surtout par rapport aux conditions météorologiques. Le Vent n’est pas une entité si facile à maîtriser.

        Ce qui est délicat, dans tous ces projets, est que beaucoup de recherches alternatives du genre ont été, depuis un siècle, sabotées par les cartels d’énergie. Elvis préfère mener ses recherches discrètement pour pouvoir les mettre au point avant de les partager. Mais c’est un chercheur un peu aigri et son génie doit trouver compensation dans des retraites d’aigle. Il faut l’entendre parfois se défouler sur ce qui l’a chassé de son coin de pays dévisagé par la peste qu’il abhorre le plus : le gazon rose, les sapins blancs, le soya à lait de vache, la moutarde résistante à l’herbicide, le chat anti-allergène, la banane dévaccinante. Bref les OGM, il ne peut les blairer. Et pourquoi pas la betterave au sucre d’érable, l’hirondelle kamikaze, le poulet-toujours-BBQ-sans-plume, le blé cannabis, le chien antipuce qui miaule, le chevreuil obèse, le canard décodé, le pommier à venin de serpent, la mouche de maison sidatique ? Vers quel monde inhospitalier nous mèneront ces imprudences avec ces chimères de monstres artificiels et leurs multitudes de clones infirmes ?

        Ici, en haut, il peut se calmer un peu, au moins dans son délire aérien. Le chuintement du glissement fluide du Vent est assez calmant et inspirant pour lui. Mais il n’est pas si aigri, car la compagnie de Sivle compense pour tout cela. Ils vivent ici une prospère austérité. Ils adorent les mathématiques, méditent beaucoup, philosophent à leurs manières et passent beaucoup de temps à contempler le paysage inouï à leur portée. Le taï chi et la corde à danser sont de routine pour s’entraîner physiquement. Des notes, des livres, des diagrammes et divers montages traînent un peu partout. C’est ainsi pour les victimes de l’ébullition mentale. C’est même un peu un fouillis quand on poursuit tant de projets à la fois. Le mot d’ordre « Ômen ! Ômen ! Ômen ! », déclaré pour une situation d’urgence, par Elvis, peut en quelques minutes tout rétablir. Il est lancé justement comme exercice pour laisser un peu de place à Rascar pour s’installer. C’est que des routines du genre peuvent être nécessaires en tout temps. Il y a des casques, lunettes de ski et parachutes à chaque portes ou sorties d’urgence. Il y a une trappe dans le toit, par laquelle on peut accéder par une échelle de corde à la voile. On peut circuler dans ses caissons, les ajuster ou les réparer au besoin. Rascar exprime avec enthousiasme qu’il ne veut pas manquer une telle sortie extravéhiculaire. Son frère insiste sur le fait qu’il faut toujours, en tel cas, être assuré d’une corde de secours. Il insiste car il connaît sa nature parfois impulsive. Il doit se plier à la rigueur du bord. Ce n’est pas que Rascar est si inquiétant; il est même un pilote accompli et très prudent maintenant. Maintenant oui; mais il en a fait pas mal baver à son maître de vol qui reste un peu effarouché à vie.

        Déjà une semaine est passée. Les passagers d’Ômen s’entendent à merveille. Rascar a appris à manœuvrer avec les commandes manuelles. Les bandeaux ne sont pas encore sa préférence. Il voulait absolument faire une vrille. On a lancé le mot d’ordre, tout fixé l’ameublement, s’est attaché aux sièges comme des astronautes. Quelle belle manœuvre d’une majesté à la mesure du paysage qui bascule graduellement avec une superbe sensation d’apesanteur pendant le plongeon. Rascar continuerait toute la journée. L’acrobatie, c’est correct mais Elvis préfère en rester à cela comme tests d’appareillage et d’équipage.

        Parfois, on prend d’autres allures dans la fenêtre de vol, par exemple, pour aller chercher un Vent plus favorable à une altitude autre que le zénith. La cabine se trouve alors en gîte. Un bon nombre de prises alternatives sont disponibles pour fixer l’ameublement. Faut dire que le pied marin s’impose. C’est là que les bandeaux sont utiles, car le poste de pilotage ne peut pas être tout viré aussi facilement ou aussi confortablement.

        Ômen est bien équipé d’antennes et reçoit toute l’information sur les données météorologiques de la planète. Elvis et Sivle sont des passionnés d’analyse météo. Ils ont développé un fin procédé de prédiction bien au-delà des moyens courants. Il s’agit plutôt d’une traduction du Vent planétaire qui porte en lui toute la dynamique de l’océan Athmo ( l’athmosphère dans leurs termes ). Si on sait écouter et comprendre son langage divin et mystérieux, alors on peut savoir le futur autant que le Vent est transparent. Or les ordinateurs de bord sont saturés à cette tâche. Même les super ordinateurs à terre, auxquels on peut accéder de la navette, ne suffisent pas non plus. C’est, ici, le cerveau humain qui est mis à contribution et qui sert de processeur central. Un des deux pilotes, Elvis ou Sivle, placé en état de méditation, assiste les ordinateurs spéciaux de bord dans la nacelle. Ce n’est qu’ainsi qu’on obtient la capacité de solutionner, à la seconde près et pour des jours, le Vent et présager exactement ses intentions. D’où le nom d’Ômen.

        En écoutant bien leur maître, le Vent, ce génial équipage a pu orienter leur trajectoire favorablement dans le ciel et cerf-voler pendant plus d’un an. Des imageries claires s’affichent sur les écrans et il est aisé d’anticiper plusieurs jours à l’avance les activités du bord. On valide les données fines et les relaie au pilote automatique. Celui-ci active les contrôles du cerf-volant et la course obtenue est généralement fluide et confortable. Ce n’est pas que tout est prévisible car il y a d’autres facteurs que le Vent qui peuvent bousculer cette odyssée. Des aéronefs pourraient se mettre en gisement de collision. Il faut garder contact avec les tours de contrôle ou directement avec les pilotes d’avion. Heureusement, cela est rare dans cette région déserte, stratégiquement choisie en-dehors des routes aériennes régulières. Il faut être aux aguets et maintenir une habileté à communiquer et détecter une menace. Enfin, cela ne leur est arrivé que deux fois d’être en alerte de la sorte. Mais cela fut réglé rondement, sans encombre.

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