Conte FLaQuiste Vols Captifs par DucK KcuD

10. Un jardin dans l’univers

        D’un jardin appalachien, apothéose d’un chef d’œuvre potager, monte un chant calme et divin, une incantation de remerciements répétitifs à Gaïa qui offre la récolte aux quatre mains féminines qui l’ont dorlotée depuis quelques lunes. Gertrude a appris le lyre d’Ïkô et ensemble, elles expriment l’extase totale. Les fruits et les légumes sautent littéralement dans leurs mains qui les dirigent vers une brouette ou un petit chariot attelé au fauteuil roulant de Gertrude.

        « Dire qu’avant Drev, on a cherché à faire effectuer les récoltes par les robots. Quel gâchis ! La récolte n’est-elle pas une des plus agréables activités de la vie ! Vont-ils, un jour, faire des robots pour manger à notre place, leur apprendre à déguster tant qu’à y être, déclare Ïkô ? » Éclat de rire ! « Baiser à notre place ? » rajoute-t-elle . Le chant a fait place au fou rire. Gertrude ajoute : « Ce que tu dis me rappelle le petit prince lorsqu’il faisait remarquer que la technologie des robinets, des tuyaux et des pompes visait à sauver du temps; cependant, il aurait volontiers pris ce temps pour le plaisir d’aller puiser l’eau directement à la source. Ce doit être que les inventeurs préfèrent inventer plutôt que récolter, finit-elle par concéder. Du moment qu’on nous laisse la liberté de récolter ! Et de philosopher sans la captivité de l’appareillage artificiel. ». Ces deux dames s’entendent à merveille et cela fait contraste avec le moment de l’arrivée d’Ïkô qui, alors, était d’une gêne extrême. Elle ne parlait quasiment pas et ne chantait surtout pas. Elle n’osait sourire que devant Rascar. Mais cette gêne n’a pas résisté à l’approche psychothérapeutique habile et expérimentée de Gertrude qui l’a rapidement guérie des séquelles de la psychonétique. Car la « désilotisation » n’avait pas parfaitement réussi sur elle. Grosso modo, c’était bon. Pas de panique dans le voyage en hélico, bien blottie dans les bras de Rascar. Elle avait gerbé dans un sac, mais seulement lorsque Rascar avait pris, à un moment donné, les commandes et s’était mis à faire des cabrioles. Il s’était alors ravisé et appliqué à tant de stabilité qu’il pouvait quasiment neutraliser la vibration de l’appareil, devenu presque silencieux. Le mal des transports fut alors bien soigné.

        Gertrude est allée au fond de cette gênante gêne et a repéré plusieurs autres traumatismes de la psychonétique qu’elle lui a enseigné à surmonter de façon définitive. Ïkô n’était pas tombée sur n’importe quelle thérapeute. Loin de là. Le trouble d’adaptation s’est résolu dès la première séance qui s’est tenue dans ce même jardin. Ïkô fut surprise, elle qui s’était juré de ne plus avoir recours à qui que ce soit qui toucherait à son intérieur. Mais l’experte en Vent intérieur avait largué les amarres et l’avait invitée à faire la paix avec des démons de peurs ataviques que Drev n’avait surtout pas pu chasser. L’un d’eux est sorti dans une interminable éructation qu’on aurait cru vider la diva de tout son intérieur. Quel rot que le Vent a heureusement emporté car une étrange odeur macabre empestait ! Ïko a alors appris à naviguer dans ses conceptions paradoxales et se retrouve enfin dans un havre de paix.

        La vraie Ïkô authentique est totalement de retour sur la planète. En plus, elle se retrouve dans son environnement préféré : le jardin. Celui-ci est adapté pour Gertrude. Elvis y a construit des petits murets pour surélever les buttes. De larges allées sinueuses sont bien aménagées pour son fauteuil roulant. La belle ébouriffée est comblée. Dès le début, Ïkô a remarqué les plantes médicinales qui poussent en compagnonnage. À un bout du jardin, elle est intriguée par la petite jungle où tout pousse de façon désordonnée dans l’anti-chef d’œuvre de Gertrude, qui le considère à l’image de l’univers. Elle y a remarqué la plante à cran qu’elle aurait voulu faire pousser pour Zond; mais les Sécures le lui avaient interdit, de crainte qu’elle ne pousse à la rébellion. Gertrude a bien clarifié que l’idéal des Sécures est pure illusion. Selon elle, la sécurité n’existe tout simplement pas. Notre destin se joue sur une planète tourbillonnant sans abri sur une trajectoire criblée d’obstacles chaotiques. Ce chaos est une incontournable composante de notre appréhension cosmologique. La terre, le ciel, la mer sont à tout instant prêts à se rompre et à catastropher. Cette éphémérité peut avoir un avantage dont celui d’inspirer à l’intensité de la vie. Alors, pourquoi pas une intense sérénité. Cette section du jardin, captive du chaos, reflète une image de notre univers pour Gertrude. Certaines croyances disent qu’au début fut séparé l’ordre du chaos. Il semble y avoir eu un laisser-aller de ce côté. De la même façon, la créatrice du jardin laisse aller cette section pour voir ce que cela donnera sans son intervention. Notre destin est comme celui de ces plantes, jardiné à notre insu. On peut se sentir un peu comme ces plantes parfois quand la providence ne semble plus présente, particulièrement à notre conscience. Sans mode d’emploi cosmique, on patauge depuis longtemps pensant qu’il y en a peut-être un. Et, s’il y en a un, il peut fort bien ne pas être à notre mesure. Cela résulte en une situation précaire, surréaliste, où on constate notre impuissance à comprendre un si beau et si terrible univers condamné au paradoxe à l’image de ce jardin ébouriffée. Ainsi donc, suppute la sage handicapée avec la diva.

        Tantôt, par une fenêtre de la vieille grange près du jardin, il y avait quatre oreilles qui se délectaient du chant des champs. Ce sont Elvis et Zond qui passent une grande partie de leur temps dans les ateliers aménagés dans cette bâtisse. Ces deux hommes sont faits pour s’entendre, se relançant l’un l’autre dans de grandioses projets ordino-mécano-futuristes. Ensemble, le temps file comme une fusée et l’échange opère sans encombre comme la foudre. Zond est tout à fait époustouflé par les équipements d’Elvis. Ses ordinateurs dépassent de loin ceux de Drev, hérités des plus puissants de l’époque du Téraciel. De plus, Elvis peut se connecter au besoin sur les meilleurs systèmes informatiques de la planète. L’autarcie ne l’encombre pas. Ce n’est pas seulement l’intelligence artificielle qui est à l’honneur. L’intelligence naturelle supplante les machines tel que démontré par Ômen. Zond renchérit sur la possibilité de prévoir le futur. Elvis n’en est pas du tout intéressé. La vie serait tellement plate et sans aventure si on savait tout ce qui va arriver. L’aventure le captive plus que la bonne aventure.

        Zond a aussi bénéficié des talents de Gertrude. Ses routines de « désilotisation » lui ont mieux réussi que Ïkô. Mais des crottes de psychonétique persistaient. Son platonisme a frappé un sevrage assez cru. Plus d’écoute intrusive, Ïkô qui s’est tue, Rascar qui le terrifie, il ne manquait plus qu’une soudaine blessure. En tentant sa première course, il s’est déchiré le plantaire grêle, un muscle du mollet. Il est devenu un canard boiteux discret. Ses hôtes, cependant, le supportent bien. Gertrude, en lui faisant des massages, l’aide à naviguer son Vent intérieur. Elle lui montre d’abord comment négocier son insécurité qui l’accable. Finalement, cette première négociation débouche positivement quand il réalise, enfin, que son platonisme était sa compensation envers son insécurité d’eunuque aggravée par celle de Drev. En fait, il n’a pas besoin de compensation car il n’a plus l’idéal de Sécure dans la tête. Merci Gertrude pour ces massages magiques qui le remettent sur pied en un temps record. « Au fait, dit-elle à un moment donné, toutes les herbes à cran que je connaisse ne suffiront pas pour toi. Il te faudrait un médicament qu’un bon ami, Duck, pourrait te prescrire. Il doit venir par ici bientôt. »

        Un véhicule, avec un tapis volant saucissonné sur le toit, vient d’arriver. C’est Rascar. Lui, il est béat. Une dizaine de jours après leur arrivée, sa belle s’est remise de son lavage de cerveau et il peut courir devant elle. Elle est même aller le voir voler en delta au volcan. C’est sûr que cela l’a émue mais rien de démesuré. Quelle étreinte elle lui a fait à l’atterro ! L’autre jour, elle a même couru après le frisbee. Globalement, c’est une réussite malgré les premières réticences de son frère envers son expatriation de Drev. Le chant de sa belle est redevenu joyeux et Zond n’est plus branché sur elle, comme Elvis l’a exigé. Rascar avait craint d’encombrants comportements de drogué de la voix de la diva et son frère semblait craindre pire. Finalement, le comportement de Zond est bien acceptable et aucun défi ou conflit n’a finalement refait surface. L’attitude de soumission de l’eunuque convient bien à Rascar. Ce dernier n’est pas du tout de nature dominante envers qui que ce soit sauf, disons, avec de l’altitude dans le ciel.

        Un chien jappe. C’est Sivle qui revient à vélo. Elle est allée chercher du lait à la ferme voisine. La cuisine va bientôt répandre des arômes alléchants avec toutes ces fraîches victuailles. N'auront-ils jamais fini de se raconter toutes les aventures de leurs vies animées en trinquant l’Érabière, les yeux dans les yeux? Tous sont là pour le festin improvisé. Rascar, qui est de retour du club du volcan, y a rencontré Cïol, un « base jumpeur », le genre de type qui s’élance dans un précipice et qui ouvre son parachute à la dernière seconde. Cela se pratique aussi plus ou moins légalement à partir de ponts, de gratte-ciel ou de tours. En plein le genre d’exercice banni de Drev. Sivle et Zond sont très captivés par les propos enthousiastes de Rascar sur les prouesses de Cïol avec ses habits planants. Rascar s’emballe sur la quête de liberté d’appareillage dont on est toujours un peu captif pour voler. C’est l’autonomie suprême selon lui.

        Zond tente une remarque. Il a déjà vu la négation de l’appareillage avec les ailes transparentes des Capac dont l’utilité furtive ne semble pas le but. « Mais, dit-il, comment expliquer que des gens comme Rascar, qui peuvent planer pendant des heures et des heures, se contentent de tomber juste quelques secondes ? » Oups ! La question n’a pas semblé plaire à Rascar qui répond d’un ton pontife : « Ces quelques secondes, tu peux t’en rappeler toute une vie, tant elles sont intenses. » À sa mimique, Elvis voit que son frère est exacerbé. Un gros nuage d’orage de malaise vient d’assombrir la table. Elvis prend la parole car une virga de larmes ruissellent déjà des yeux de Zond qui se comporte comme un enfant rabroué par son père :

        « Qu’as-tu fait, mon frère, pour gagner l’amitié de Zond ? Ne sais-tu pas que le mensonge est l’ennemi de l’amitié ? Zond, en te mentant, s’est fait un ennemi. Alors, penses-tu que tes tours d’illusion soient mieux ? Même s’il te considère puissant et te respecte, ce que tu lui fais endurer est bien loin de l’amitié. Ne souhaites-tu pas la paix, la vraie ? »

        « Oui, mais il ne veut qu’épier Ïkô pour entendre sa voix. »

        « Peux-tu parler autrement qu’en possessif ? Tu n’arriveras à rien de cette façon. Sa voix n’est pas du tout ta possession. Nous l’avons écoutée tantôt et c’était selon moi bien correct. Son sevrage est passé et bien mieux que nombre de tes sevrages de vol que j’ai connus. »

        « Même Ïkô est excédée. » Ïkô fait signe que non. Sivle et Gertrude sont figées, se demandant pourquoi les frères ne discutent pas de cela en privé. Elvis poursuit car, pour lui, le moment est propice, plus que propice.

        « S’il y a un tel malaise entre vous, c’est qu’il y a une boucle de dettes entre vous. »

        « Que veux-tu dire ? »

        « C’est ainsi en société. Autant il y a des boucles de coopération, autant il y a des boucles de dettes. »

        « Quoi ? »

        « Même si certains tyrans ont tendance à tout drainer vers eux, les échanges humains ne peuvent que circuler en boucle. S’il n’y a pas de retour, l’épuisement des sources font cesser les échanges. Sans échange, pas de société. Pas société, pas de Rascar. Car notre existence humaine est ainsi; aucun humain n’est autarcique. »

        « C’est donc que je dois échanger avec Zond au lieu de chercher à l’ignorer ? »

        « Exactement, tu commences à comprendre. »

        « Et que je serais en dette à son égard ? »

        « Exactement. »

        « De quoi ? »

        « C’est grâce à lui si Ïkô est libre de la secte. »

        « Comment ? »

        « C’est Zond qui a développé les routines pour « désilotiser ». Je n’aurais pas pu le faire, du moins sans son aide. Le cerveau concepteur du silo d’apesanteur est disparu; c’était le Téraciel. Depuis des années, Zond a cherché la solution. Quand il a vu la tristesse qu’il avait causé à Ïkô, il a persisté dans sa recherche et réussi. C’est par amour platonique qu’il a fait cela, et pour Ïkô et pour toi aussi. »

        Rascar réalise un peu mieux la situation dont il n’avait jamais songé envisager de cette façon.

        « Ta dette n’est pas si banale, continue Elvis. Si tu t’y mets, tout le marasme actuel va se changer en prospérité. »

        « Que penses-tu qu’il ait besoin de moi ? demande-t-il en regardant le pleurnichard plus affectueusement car les paroles de son frère, qui font appel à son grand cœur, sont fructueuses. Que je l’invite à suivre, avec moi, le cours de Cïol ?»

        À sa surprise, Zond fait signe que oui même s’il continue de pleurer, peut-être un peu de joie car il a perçu pour la première fois une marque d’appréciation de la part du si tyrannique Rascar.

        « Parfait ! conclut Elvis. Je connais Zond comme un excellent plongeur sur tremplin et il a déjà fait du parachutisme, ajoute Elvis qui désigne l’eunuque bouche bée et toujours larmoyant. Le Vent qui tourbillonnera dans ses oreilles vaudra bien des divas. J’en suis sûr. »

        Sivle s’écrie : « Moi aussi, moi aussi. » Et Gertrude propose de passer au dessert. Ouf ! Le nuage ombrageux est enfin passé car tous adrénalisaient un peu. C’est comme si Elvis venait de tasser un nuage. Zond se lève et sort du four un somptueux croustillant aux pommes qu’il a cueillies le matin même. Il en sert une bonne pelletée à chacun. À son tour, Rascar lui dit, en le regardant dans ses yeux toujours brouillés : « Merci Zond. Merci pour tout. Excuse -moi, je ne savais pas. Une chance que mon sage frère est là pour me déboucher. » Rascar ne se doute pas que, dès le lendemain, Zond lui sauvera la vie lorsqu’ils iront au cours de chute libre. Là, ce sera Rascar qui braillera.

        En dégustant ce fabuleux délice, Rascar essaie de consoler Zond en lui expliquant ses tours d’illusions qu’il lui a joués lors de leur défi. Zond écoute attentivement, sourire en coin, les larmes cascadant toujours de ses yeux. Le festin se termine agréablement. Sivle s’occupe de desservir pendant que Gertrude accompagne Zond, toujours en pleurs, au jardin.

        Un grand câlin maternel calme sitôt le déluge lacrymal. Gertrude entreprend une fantastique séance de psycho-navigation. Elle sonde la psyché de Zond et retrace dans son enfance la sévérité paternelle à son égard. Elle lui explique que c’est lui seul qui peut s’en déprendre, s’il le veut. Elle l’avertit alors qu’elle va remonter son Vent intérieur et se propose de le mener au point sans pitié, un des innombrables points de vue que chacun porte en lui. Cela le frustre un peu car elle étend le sujet à sa castration qu’elle croit aussi guérissable.

        Il se plaint de son handicap qu’il considère comme l’ultime humiliation entre toutes. Il doit se raviser quand Gertrude lui offre de changer pour le sien. Voici qu’un peu de chaleur empathique vient de dégivrer son aveugle apitoiement.

        Gertrude navigue subtilement le Vent intérieur qui effectue un revirement et souffle maintenant sur les dons qui accompagnent toujours les handicaps. Elle surenchérit en testant la grande intelligence, dont Zond semble passablement fier. Mais elle en connaît la fragilité paradoxale.

        « Si tu peux changer d’avis sur un aspect de ton handicap, tu peux changer aussi ta perception sur la permanence de celui-ci. A-t-il envisagé de guérir par des moyens paranormaux ? L’hyper-rationalité serait-elle son vrai handicap ? Selon Gertrude, ce n’est pas aux autres à le faire mais à lui de se décider à se guérir complètement. »

        Mais, le pragmatisme de l’eunuque n’entend rien à la magie. Il rétorque avec rebelle logique :

        « Pourquoi ne te guéris-tu pas toi-même ? ».

        Elle ne répond pas; sa question surprise semble la faire réfléchir. Alors, Gertrude-Zoé Untel joint ses mains au-dessus de sa tête, chantonne les yeux fermés pendant un moment. Puis elle se lève et marche. Elle s’envole, les bras en croix, la face vers Zond, stupéfait. Quand la belle ébouriffée surplombe les toits de la maison et des bâtiments, cela lui rappelle un terrible souvenir. Elle se ravise alors et revient gracieusement à son fauteuil, captive de compassion pour tout ce petit monde qui a besoin d’elle autant qu’il l’a supportée dans le passé.

        Elle dit calmement à Zond :

        « C’est de même à chaque fois que j’essaie de marcher. Et tu entends l'avion qui passe ? Je n’ai vraiment pas envie de causer une collision. » Zond se demande, perplexe et tout souriant, où est le truc. Rêve-t-il ?

FIN

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