Il n’y a pas de petit vol

        Au fond de l’océan Atmosphérique rampent des organismes qui grimpent sur le relief, décapent et flottent entre deux eaux quelques instants et retournent inexorablement au fond. Vus d’une navette à la surface de ce fluide, ce sont des petits vols de pucerons. Et vu à partir de l’aura de la galaxie lactée, un vol de navette semble bien minuscule. Et ainsi de suite, du sous-quantique au sub-cosmique.

        Mais il n’y a pas de petits vols parce que chaque vol porte une vie et que la vie est précieuse. La conscience, à son plus humble niveau, pouvant englober ce sur quoi elle s’applique, défie vigoureusement la notion de petitesse. À l’intérieur des organismes circulent des vents aussi vastes, insondables et déterminants pour le vol que ceux d’Atmo* sur Gaïa.

Au fond de l'océan Atmo

        Dans le ciel intérieur, le vent vient de quatre directions cardinales d’où origine l’impatience fondamentale humaine pour voler. Voici un tour d’horizon sommaire des vents intérieurs qui alimentent ou dévorent, selon notre attitude personnelle, notre expérience céleste. La combinaison de ces vents ne s’observe pas de l’extérieur car elle s’éprouve de l’intérieur. Certains les subissent sans contrôle. C’est dommage car avec de l’entraînement, il y a moyen de développer un contrôle impeccable envers toute cette météo psychologique. On ne peut pas y échapper plus qu’à la météo extérieure. Ces quatre vents cardinaux sont le fractal, l’âge, le vital et la clarté...

        D’abord il y a le vent fractal. Il est chaotique ; le tout petit est gigantesque et le gigantesque est tout petit. Fascinant, passionnant, toujours différent et semblable à la fois, il apparaît en un tourbillon mystérieux qui a de quoi susciter notre intérêt avec une complexité exorbitante et irrésistible à notre conscience gonflée d’impatience par son souffle créateur. Ce vent génère la perception de notre monde catastrophé. Ce vent devient un ennemi redoutable quand il se soulève en un vertige affolant qui paralyse mortellement. Naviguer sécuritairement dans cette nature florissante relève de l’apprivoisement. Une stratégie consiste à s’apprivoiser soi-même dans toutes nos peurs, graduellement, systématiquement et sans cesse. Dominer ce vent, c’est dominer la peur. La finesse de planer se déguste alors dans le respect avec ce savoureux mélange de crainte et de confiance.

        Une autre origine de notre impatience est le vent de l’âge qui passe en nous. Nous, pilotes actuels, n’avons pas remis patiemment à une autre vie le plaisir de planer. Nous le pratiquons maintenant, dans cette vie même, et en nous. Tant que la lassitude de ce jeu ne nous atteindra pas, nous ne risquons rien de ce vent de bon temps. Il ne trompe pas tant que le plaisir nous y guide. Et c’est son manque plutôt que son excès qui est à craindre. L’expérience qui en découle est un atout irremplaçable...

        Se sentir d’attaque, sentir l’aile légère, virer en tous sens avec vigueur, vociférer son cri d’oiseau fièrement, écarquiller les yeux pour discerner au loin un signe d’ascendance prochaine, c’est le signe du bon vent de la vie qui nous porte en toute puissance. Combien mesquinent avec cette énergie qui bat dans leur coeur ? Combien s’y perdent lourdement et restent au fond de l’océan à ramper, à creuser au lieu de s’envoler ? Papilloter est futile à leurs yeux dont l’éclat reflète une servilité à leur propre puissance. Grand bien leur ferait ce vent qu’ils pourraient si bien chevaucher. Si au moins ils levaient les yeux vers le ciel et déployaient leurs puissantes ailes conçues pour ce puissant vent.

        Peut-être qu’un autre vent intérieur leur conviendrait mieux pour planer, c’est le vent de la clarté. Car il en attire plusieurs à se suspendre dans l’invisible et à y contempler à l’aise, au-dessus de tout, le relief qui fut l’instrument de leur envol. C’est un vent dangereux car toute clarté comporte une illusion dont on ne peut revenir. Pourquoi revenir d’ailleurs, au fond ?

        Tous ces vents intérieurs permettent le vol qui, comme celui de l’oiseau, est une allégorie de la liberté qu’ont jusqu’ici poursuivi plusieurs êtres impatientés au fond de leur océan. L’analyse des conditions psychologiques a une valeur inestimable en soi et est aussi déterminante pour un pilote d’expérience que le vent physique qui souffle sur ses joues. Le vol n’est pas prêt si le vent intérieur n’est pas propice. Si la colère balaie le site de ses émotions, si le hang-over obscurcit sa vision, si une chicane amoureuse chavire son coeur, le pilote doit respecter ces vents meurtriers autant que la tempête et ne pas se laisser pousser à voler pour se distraire. La distraction est l’antipode du pilotage. Tous ne classent pas leurs vents intérieurs comme précédemment décrit, mais il faut en être conscient à sa façon. C’est cette conscience élaborée qui donne la valeur à une vie et qui fait justement qu’il n’y a pas de plus petit vol que la conscience qu’on a.

        Il faut être craintif comme un oiseau, craintif de soi-même. Il faut avoir le courage à défier l’illusion si difficile à admettre. C’est ce qui rend si délicat de renoncer à voler dans un vent extérieur apparemment potable et une condition psychologique intérieure sournoise. Il n’y a pas de petit non-vol.

* Si on peut considérer la planète Terre comme un organisme vivant nommé Gaïa, Atmo en est son compagnon animé et venteux.


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