Conte FLaQuiste Canard codé par DucK KcuD

8. Tandem

        Le temps n’existe pas dans ce monastère tibétain, surtout pour Sivle, ce moinillon de cinq ans tenant dans sa main une corde au bout de laquelle vole un cerf-volant qu’il a fabriqué lui-même. Son esprit vole avec celui-ci. C’est un modèle simple que bien des enfants de son âge peuvent facilement assembler. Il l’a superbement peint de deux grands yeux d’aigle qui l’hypnotisent quand il le lance dans le Vent. Ils voguent ainsi pendant des heures dans cet endroit pourvu à souhait du « souffle des montagnes » comme s’appelle d’ailleurs le monastère. L’ajustement de l’appareil volant est cependant plus délicat que sa construction et ce jeune rêveur démontre un talent extraordinaire. La longueur de la corde, dont il est pauvre, est sa seule limite.

        Il est tellement concentré à son oeuvre qu’il ne voit pas passer deux voyageurs aux allures d’alpinistes. Ils approchent du monastère, ployant sous d’immenses havresacs. Déjà une ribambelle de bambins les accompagne. Bientôt le moinillon rejoint le cortège et il constate que les nouveaux arrivants vont bivouaquer dans l’enceinte, honneur obtenu du lama supérieur.

        Le cerf-volant du moinillon n’a pas échappé aux yeux de ces campeurs. Quand le petit homme tout crasseux rôde près d’eux, ils le reconnaissent et une connivence s’installe instantanément entre eux. Le petit Sivle est totalement transfiguré quand il voit plus tard le premier d’entre eux s’élever au-dessus des maisons, harnaché sous une toile transparente dont le bruit de froissement chante encore à ses oreilles. Il a les larmes aux yeux quand le second va rejoindre l’autre. Les frères Capac récitent ainsi leurs prières, lui avaient confié par la suite ces comparses, quand le moinillon était revenu, le lendemain matin, leur porter du lait à la tente.

        « Cette nuit, j’ai rêvé que je volais avec vous. » confie le jeune.

        Elvis, qui ne prend pas ces paroles à la légère, se fait conter ce rêve. L’enfant a un charisme particulier et les détails de son rêve sont d’une précision étonnante. La particularité de voler à reculons est fascinante. Elvis pense que ce jeune a l’étoffe du meilleur disciple qu’il aurait pu former. Mais il ne donne plus d’enseignement et a voué sa vie à la prière. Le ciel est son église ; ce lieu saint est empli d’esprits favorables à libérer son coeur de ses tourments. Le jeune moinillon, lui, ne lâchera pas prise face à cette attitude d’abnégation. Il lance directement :

        « S’il vous plaît, montrez-moi à voler. »

        Le coeur tendre d’Elvis ne sait plus où léviter. Que répondre à ces yeux brillants comme des étincelles ? Il dévie la conversation et l’interroge sur ses parents qui doivent l’attendre. Le petit lui réplique qu’il n’a pas de parents. Rascar offre une diversion. Il prend le petit par une main et un pied et, tournoyant sur lui-même, le fait virevolter en centrifuge. Le petit survole en rond la place pendant quelques minutes ponctuées de « Wa Hou ! » d’appréciation. Après s’être rapidement remis de son vertige, il se retrouve sur les épaules de Rascar et ils gambadent ainsi pendant un long moment. Le jeune exalté bat des bras et Rascar vocifère des cris d’oiseaux qui comblent de joie et de rire le petit homme. Mais là s’arrête l’exercice de vol. Elvis termine en lui chuchotant, les yeux dans les yeux, qu’il doit d’abord apprendre trois choses : observer, observer et observer. Il sort alors de sa poche une samare et la laisse tomber au grand étonnement du moinillon. Celui-ci n’a encore jamais vu un arbre, encore moins un érable ni sa semence. Il la lui donne. On ne réussit à se débarrasser de lui qu’en le conviant au prochain décollage prévu, ce midi, sur le toit du dortoir à l’Est du monastère. Il finit par savoir ce secret, qu’il doit garder, car on ne tient pas à susciter une foule. Ce jeune n’a pas seulement l’obstination comme alliée de sa détermination. Il a un cran d’aigle et disparaît avec son nouveau jeu.

        Sivle les attend sur le toit, ses yeux planant au bout d’une ficelle qu’il ramène pour faire place aux pilotes. Rascar part en premier devant le moinillon très attentif. Il quitte le toit avec grâce en faisant un simple pas, bien au-dessus du précipice situé à quelques mètres des bases de l’édifice. Il ne descend même pas et s’élève aussitôt dans la bande d’ascendance devant. Il s’éloigne rapidement dans le ciel avec un discret sifflement d’aile. Il lâche un cri d’oiseau que le jeune n’a jamais entendu. Rascar aurait pu miauler que le jeune, qui n’a jamais vu de chat, aurait cru à un cri d’oiseau. Sivle, en tout cas, est sûr que c’est un cri d’oiseau. Il essaie même de lui répondre en battant des bras.

        Elvis est tout de suite harcelé de questions. Il doit lui expliquer qu’il est déjà concentré en prière et qu’il n’est pas temps de lui parler. Il lui demande de se tenir à l’écart et d’observer en silence. Ce que l’enfant fait docilement assis sur le bord de l’édifice. Il regarde Elvis déplier sa voile, exécutant ses préparatifs comme une messe. Ses gestes sont posés, précis et gracieux en plaçant la toile transparente. Il est content que le jeune ait tenu sa langue coite car gérer une foule autour de son appareil quasi-invisible n’est pas agréable. Il peut savourer plus aisément l’air pur qui tourbillonne sur le toit. Il est à l’écoute de son passage agitant gentiment sa voile qui se défroisse comme en éveil. Sivle observe le regard de l’homme qui plane partout et qui parfois au passage le fixe droit dans les yeux. Il observe que ce regard plane partout mais de moins en moins au sol et de plus en plus au ciel. Il vient de fixer au zénith son frère tout en jouant avec les suspentes qui se démêlent magiquement. Puis il revêt noblement son casque orné d’une serre d’aigle, s’harnache, hume l’air la tête tournée vers l’Est. Le rythme des coups d’oeil s’est accéléré et Elvis lance l’aile comme un cerf-volant. Sivle s’est levé debout pour suivre cette action. Dans un fin fracas de toile, le maître guide l’aile qui s’élève au-dessus de sa tête où il la stabilise. Sivle perd le regard du pilote qui se tourne, en même temps que son corps, pour faire face au Vent. Le décroisement des suspentes s’est effectué de façon fluide et la voile restée stable au-dessus du pilote qui y jette un dernier coup d’oeil, malgré qu’il la sente très bien dans son harnais. Il relâche les freins et fonce vers le bord du toit.

        Elvis n’a pas pu voir Sivle qui accourt derrière lui. Au dernier pas, le jeune moinillon lui saute dessus. Il saisit l’élévateur gauche avec ses mains et grimpe comme un singe en appuyant malheureusement un pied sur la corde du frein gauche. En un instant, il est à cheval sur ses épaules, les mains entourant solidement le casque. Mais l’aile ne le prend pas aussi légèrement que ces épaules. Elle tourne violemment de ce côté, obligeant Elvis à répondre, de façon réflexe, en tirant fortement le frein droit. Les clapets ne retiennent pas suffisamment d’air et l’aile cale ainsi que ses occupants. Ils passent au-delà du trottoir qui longe le dortoir, parachutant le long de la paroi. L’aile, qui s’est presque redressée face au Vent, frotte violemment son bout d’aile gauche sur le rebord du précipice, à la limite du déchirement. Malgré la perplexité de la situation catastrophique, le pilote opère ses commandes avec flegme. Il espère encore dans cette dégringolade. Ses pieds achoppent sur une corniche où il réussit à s’immobiliser. Il réussit à stabiliser l’aile dont le bord de fuite s’accote sur la paroi. Mais il n’a pas de marge de manoeuvre pour s’y poser car cette position est plus que précaire. Déjà des roches s’effritent sous le poids pourtant allégé par la voilure presque toute gonflée. Il commande à Sivle qui vient de s’apercevoir des conséquences de sa bévue. Celui-ci ouvre le grand sac à dos du pilote et s’y glisse aussi docilement que doucement. Elvis relâche alors les freins et court deux pas sur le mur, vers le vide. Ils s’envolent comme si rien n’était et bientôt passent au-dessus du toit où quelques curieux arrivent. Sivle, accroupi dos à dos au maître, leur envoie des signes de la main et leur tire la langue. Il voit s’éloigner son village. Comme dans son rêve, trois aigles les suivent.

        Elvis souffle un peu et réfléchit sur cette nouvelle forme de chaos avec laquelle il doit traiter. Plutôt que se fâcher, il préfère prendre cela positivement et légèrement. Quand il rejoint son frère, ce dernier apprend la surprise du passager clandestin. Ils en rigolent un bon coup et cela les met d’humeur pour continuer à prier toute la journée. Toute une splendeur se déroule devant eux. On se repose, vers la fin de l’après-midi, pour casser la croûte sur une prairie alpine où probablement aucun humain n’avait encore mis les pieds. On tient à l’oeil le petit explorateur. On essaie de le convaincre de rester proche en lui parlant de Yéti. Il n’a peur de rien, ce poussin. Ce mot ne le taquine même pas. Et pour le prouver, il décide de montrer aux deux hommes qu’il est vraiment un oiseau. Il enlève sa chemise et frappe le grand coup aux frères Capac. Pas avec les mains, ni avec les pieds. Ceux-ci sont sonnés, muets à la vue des épaules du petit Sivle. Deux plumes blanches y ont poussé le long des omoplates.

        Quel trésor souriant se tient devant eux. Le cerveau d’Elvis vire à tout allure dans son silence. Son coeur donne des grands coups. Il vient de saisir l’anagramme dans le nom du petit.

        « Le jour de ma naissance, mille aigles sont venus au-dessus de mon village. Je suis des leurs. Je suis un oiseau ! » leur dit Sivle qui s’est mis à danser et à crier au ciel toute sa joie et sa reconnaissance. Les larmes aux yeux, Elvis l’accueille dans ses bras et lui affirme simplement qu’il l’aime. Les frères se regardent et n’ont pas besoin de parler pour exprimer ce qu’ils pensent. Le fameux sourire de vol leur sèche les dents ; pourtant, ils sont bien à terre. Pas pour longtemps, car on s’envole bientôt pour le coucher de soleil. Bon décollage, sans incident cette fois. En chemin vers le monastère, la pleine lune se lève. Au loin, on voit s’allumer des feux au village. Habilement, on s’approche graduellement et on se laisse bercer au-dessus pendant quelques heures. Assez pour endormir Sivle dans la poche du parapente, en plein vol. Il est déposé dans son lit sans qu’il ne s’en rende compte.

        Le lendemain, les frères se sont préparés. Ils réussissent à lui faire croire qu’il a tout rêvé ce qu’il raconte de la veille. Pénitence oblige, avait transmis Elvis à son frère dans un clin d’oeil. Du moins, le petit se tait sur le sujet pendant qu’il les accompagne au lama supérieur. Il tombe une belle petite neige qui semble ravir son coeur d’enfant. Courant au-devant d’eux, il dessine avec ses traces de pas des formes d’oiseaux que Rascar cherche à identifier. Arrivé chez le lama, Sivle est surpris qu’on le fasse entrer. Lui et les frères Capac vont apprendre un peu plus sur qui étaient ses parents qui l’ont abandonné ici.

        Ce sont des routards qui ont séjourné au monastère. Il se rappelle bien d’eux. Ils s’aimaient beaucoup. La femme, tombée enceinte, avait accouché une journée d’aigles. En effet, une nuée d’aigles avait tournoyé longtemps au-dessus du village. Tout le monde s’en rappelle. C’était très exceptionnel. Mais elle, aussi, était exceptionnelle. Elle leur avait enseigné une méditation télépathique inca qu’elle disait avoir apprise de son mentor. Il les avait mariés selon les pratiques du monastère qu’ils avaient adoptés. Son mari avait contribué généreusement, physiquement et financièrement, à la restauration des bâtiments de toute une aile délabrée.

        Puis le lama explique qu’un an plus tard, le couple a quitté précipitamment en lui confiant l’enfant. Ils ont pris un hélicoptère dans le village voisin. Ils devaient s’absenter pour une dizaine de jours pour régler une histoire d’héritage en Amérique. Mais ils ne sont jamais revenus. Cela confirme à Elvis que Sivle est son petit-fils. La vie pour Elvis n’avait pas été facile ces derniers temps. En fait, elle ne l’avait jamais été. Malgré ses talents exceptionnels de concepteur et d’analyste, les affres de la vie ne lui laissaient pas tant de loisir à se concentrer sur ses idées révolutionnaires. Il se renfermait tant qu’il le pouvait, mais gravitaient toujours autour de lui, des êtres chers qu’il croyait pourtant si loin. Ce qui arrivait en était une autre preuve. Il explique enfin au lama ce qu’il croit. Rascar, lui, fait remarquer la similitude de leurs visages et de leur caractère. C’est en effet évident, maintenant qu’on s’en doute. Il lui montre leurs cicatrices sur leurs épaules. Le petit Sivle a les yeux ronds et regarde Elvis avec un étonnement muet celui qui est donc son grand-père.

        L’entretien est soudainement interrompu par un moine qui convie tout le monde dehors. Il a cessé de neiger et le ciel est encombré d’une nuée d’aigles, tout comme il y a cinq ans. Un souffle des montagnes propice au vol s’est élevé et les hommes oiseaux deviennent fébriles. Ils ont besoin d’une petite prière de remerciement à l’Esprit qui souffle à l’instant. Pour conclure cette heureuse découverte, Elvis demande au supérieur s’il peut emmener le petit en tandem, c’est-à-dire l’emmener en vol avec lui. Permission qu’il n’a pas à accorder, répond-il, car, d’après cet augure, il reconnaît totalement le lien familial.

        À cette annonce de partager la prière, le petit-fils part à la course en battant des bras tout en imitant le bruit des ailes d’oiseaux, comme lui a montré Rascar, avec les cris de

« FLaQ, FLaQ, FLaQ... »

FIN

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* Réflexions de DucK KcuD